Etant donné la clarté et l’importance de ce texte de Serge Cospérec, initialement publié par l’association l’Acireph dans sa revue « Côté-Philo », nous en publions ici une copie, et nous adressons à l’auteur et à l’association nos remerciements pour ce travail, d’utilité publique. Le texte initial comporte de nombreuses mentions et citations, lesquelles se trouvent dans le texte original, lequel peut être adressée par mail à toute personne qui le demande.
« Dans l’éducation nationale, avant les attentats de janvier 2015, la laïcité ne donnait lieu qu’à des prescriptions (comme la Charte) peu suivies d’effets. Les violations flagrantes de la laïcité laissaient indifférentes les autorités hiérarchiques (inspections, rectorats). Sur le terrain, le mot d’ordre était : « pas de vague ». Le discours des formateurs attachés à la laïcité (dont je suis) était inaudible, nous étions considérés comme des gêneurs. C’est dire notre stupéfaction, lorsque, « après Charlie », la laïcité, invoquée de façon incantatoire, est devenue le premier mot de la « Grande Mobilisation de l’école pour les valeurs de la République » et des débats publics. Nous aurions pu nous en réjouir, sauf que la plupart de ces discours étaient inconsistants. L’histoire de la construction laïque, le droit de la laïcité et sa signification politique sont généralement ignorés. Je parlerais volontiers de déculturation laïque pour caractériser cet état de fait. Ce nouveau contexte m’oblige à travailler à « front renversé », soucieux que ces nouveaux « amis » de la laïcité ne la défigurent pas au point de la rendre à inaudible et détestable. C’est le contexte de ma communication.
I. MÉCONNAISSANCE DE LA LAÏCITÉ
1. Le souci de l’exactitude : qui a lu la loi de 1905 ?
Le souci philosophique de l’exactitude comporte deux exigences : savoir de quoi l’on parle et, ensuite, savoir si ce que l’on dit est vrai. Tâchons-donc d’y satisfaire en rappelant quelques faits. La laïcité introuvable. Le mot laïcité ne figure pas dans la loi de 1905 et le terme n’est employé que deux fois dans les très longs et vifs débats parlementaires (48 séances de mars à juillet 1905, représentant plusieurs milliers de pages au Journal Officiel). A en croire, Ferdinand Buisson, le terme est encore un néologisme à la veille de 1914. L’essentiel de la construction laïque, des lois scolaires de Ferry à la loi de 1905, s’est achevée sans qu’il soit besoin d’y recourir. C’est dans la Constitution de 1946 qu’apparait l’adjectif ; il est repris dans celle de 1958 ; mais les textes font silence sur le substantif – laïcité. A ce jour, il n’existe donc pas de définition juridique de la laïcité. La loi scolaire de 2004 est bien déclarée en « application du principe constitutionnel de laïcité » mais sans que le terme ne soit davantage défini.
La séparation introuvable (ou presque). La loi de 1905 est connue comme loi de « séparation des Églises et de l’État ». C’est encore un lieu commun. Or le terme « séparation » ne figure pas une seule fois dans les 44 articles de la loi, il a seulement été rajouté et après coup dans son titre. D’où la question : sur quoi porte exactement la loi ? S’agit-il vraiment d’une « séparation » et en quel sens ?
Une neutralité et une religion également introuvables. La loi de 1905 parle du « Culte », de son libre exercice, de ses lieux et de ses ministres, de ses édifices, de son budget et de ses financements, mais pas de « religion ». Quant à la « neutralité » (confessionnelle) théorisée par Ferry et Buisson, pas un mot.
Que peut-on en conclure ?
Premier enseignement : si le législateur s’est gardé de définir la laïcité, c’est qu’il n’entend pas en faire un dogme qui fermerait le débat public. La laïcité réelle n’est pas une essence éternelle que l’on pourrait contempler au Ciel philosophique des Idées Pures (et dont tel ou tel philosophe détiendrait la vérité) mais une lente et complexe construction historique, juridique et politique, où se mêlent combats, parfois violents, et compromis. Cela implique deux choses :
– contre le « laïcisme », reconnaître que le débat sur sa définition est nécessairement libre et ouvert ;
– refuser les expressions qui, sous couvert d’attitude libérale, empêchent le débat par la disqualification de l’adversaire ; en relève typiquement l’opposition entre « laïcité ouverte » et la laïcité « fermée » (ficelle rhétorique qui dispense d’examiner les idées et les faits). Deuxième enseignement : de méthode. Si on partage le souci de l’exactitude, on suivra Émile Poulat – un des meilleurs historiens de la laïcité, patient scrutateur de la loi de 1905 – lorsqu’il écrit : « de part et d’autres, on parlerait moins de laïcité et l’on n’en parlerait mieux si ce qu’on en dit reposait sur la connaissance des dossiers, la précision du vocabulaire, l’exactitude des énoncés en référence au régime de droit effectif qui est le nôtre. Nous sommes trahis par les facilités de langage que nous nous accordons, les représentations déformées qu’elles induisent et les conclusions erronées que nous en déduisons » .
2. Que signifie la séparation de 1905 ? Trois erreurs communes.
Premier lieu commun : la « séparation » signifierait qu’il n’y a et ne peut y avoir de relation entre l’État et les religions. La séparation entraînerait la rupture de tous les anciens liens, l’État n’ayant plus à connaître ou à reconnaître « la religion ». Une telle interprétation ne résiste pas à l’examen des faits. La loi de 1905 a même pour unique objet d’organiser les « nouveaux rapport des Églises et de l’État », il suffit de la lire. S’il y a « séparation », c’est donc plutôt au sens de Montesquieu : non pas l’absence de relations (entre les pouvoirs) mais l’organisation de leurs rapports. En précisant aussitôt que la Religion n’est pas (plus) un Pouvoir après 1905. C’est le point suivant.
Deuxième lieu commun : la loi de 1905 signifierait la séparation du Pouvoir Temporel et du Pouvoir Spirituel. C’est un contresens juridique et conceptuel. Selon l’article 2 de la loi, la « République ne reconnaît (…) aucun culte ». L’expression « ne pas reconnaître » a un sens juridique précis : l’absolue souveraineté d’un ordre étatique qui ne se laisse opposer aucun ordre antérieur, aucune autorité supérieure ou transcendante. Il n’y a qu’un seul Pouvoir : le Pouvoir civil, celui de l’État. La loi de 1905 signe la fin politique du Pouvoir Ecclésiastique (d’où la fureur des catholiques). Les « Églises » ne participent plus de la Puissance publique ni ne la légitiment. L’idée même d’un Pouvoir Spirituel associé à la Puissance Publique disparaît.
Troisième lieu commun :la loi de 1905 interdirait toute manifestation du religieux dans l’espace public. Ineptie consternante. La loi de 1905 privatise le service public des cultes instauré par le Concordat, elle le libéralise. Le Concordat conférait à l’État l’organisation des Cultes, leur financement, leur surveillance et limitait leur exercice public aux quatre cultes reconnus (catholique, israélite, luthérien et réformé). La loi de 1905 supprime la tutelle de l’État : les Cultes sont traités à égalité (fin du régime discriminatoire des Cultes reconnus) et libres de leur organisation. L’article 1 de la loi 1905 dispose que la République « garantit le libre exercice public des cultes », ce qui signifie l’Etat veillera à ce que nul ne sera empêché d’exercer publiquement son Culte et dans des édifices cultuels situés par définition dans l’espace public. Comment garantir, en effet, le libre exercice des cultes si on interdit la construction d’églises, de temples, de synagogues ou de mosquées ? C’est donc bien à tort qu’on invoque la laïcité pour s’opposer à l’existence – dans l’espace public – des manifestations visibles du religieux (édifices, cérémonies, etc.).
3. En quel sens peut-on parler d’une séparation ?
Il y a bien une « séparation » en 1905 mais elle porte d’abord sur les biens. La loi ayant mis fin au service public des cultes, il fallait bien régler les questions matérielles, notamment la question des biens fonciers, immobiliers et financiers du clergé, nationalisés en 1789 et que Napoléon avait refusé de rendre. Que faire des 40 000 églises et des 3000 presbytères, des évêchés, des grands et petits séminaires ? Comment concevoir la séparation sans porter atteinte au libre exercice du culte garanti par l’article 1 de la loi ? La question est âprement discutée durant les débats parlementaires. L’Église Catholique demande la restitution intégrale. Certains républicains défendent cette option, comme Augagneur, député anticlérical, qui aurait ainsi justifié la position : « quand on se sépare, on se sépare », non sans arrière-pensée. Pour d’autres, il est inconcevable de dépouiller l’État et les communes d’un pareil patrimoine pour en faire cadeau à l’Église catholique. L’issue est connue. Tous édifices de Cultes qui étaient propriété de l’État avant 1905 le resteront – charge à lui, en conséquence, de les entretenir – mais ils seront gracieusement à disposition des croyants, sans limitation de temps. Conséquence notable : ces édifices appartenant au domaine public, chacun peut y accéder librement (sauf pendant la célébration du culte), leur valeur est alors patrimoniale (ou culturelle) et non pas cultuelle. Ce n’est pas le cas pour les édifices cultuels privés.
4. Privé / public : une opposition confuse. Il n’est pas rare d’entendre que la religion doit être « reléguée » ou « cantonnée » dans « la sphère privée ». C’est d’ailleurs l’argument sur lequel se fonde la chasse aux signes religieux dans « l’espace public », qui dans les faits concerne presque exclusivement le « voile islamique ». On demande l’interdiction des signes religieux à l’Université, dans les transports publics, dans les jardins publics, voire dans les halls d’accueil des Mairies. A cette pulsion éradicatrice de toute visibilité du religieux répond la multiplication – tout aussi problématique – des espaces sociaux sur base communautaire : d’un côté, on veut expulser le religieux de l’espace public, de l’autre on souhaite le fragmenter pour cultiver l’entre soi exclusif de l’autre.
A. L’espace public est un espace de liberté.
Commençons par rappeler quelques faits qui autrefois étaient des évidences laïques. La loi de 1905 réglemente la gestion des lieux de culte qui, par définition, sont des lieux publics (bien que ne dépendant pas de la Puissance Publique) et ses articles encadrent la pratique publique des cultes. Elle précise même de façon détaillée les conditions de la pratique et des manifestations de la foi religieuse dans l’espace public. Elle fixe, par exemple, les conditions de l’édification des édifices et de l’affichage des signes religieux. Elle détermine les conditions des prières publiques, de la sonnerie les cloches, mais aussi des processions religieuses sur la voie publique (comme la procession annuelle de l’Évêque de Paris à Montmartre suivi de tous les fidèles), ou encore des manifestations publiques exceptionnelles dont des exemples contemporains seraient les « Journées Mondiales de la jeunesse », les « Rencontres annuelles des musulmans de France » et les divers pèlerinages).
B. La République (re-) connaît la religion comme fait social. On voit donc que la République connaît ou « reconnaît » le religieux, pas sur le plan politique mais social. Sur le plan politique, la liberté religieuse fait partie des libertés publiques. L’article 1 de la loi l’énonce clairement : « La République assure la liberté de conscience.Elle garantit le libre exercice des cultes». L’ordre et le choix des termes sont importants. La liberté de conscience vient en premier, car c’est la liberté fondamentale (ou principielle) qui implique notamment le respect des options spirituelles : croire, ne pas croire, ne pas savoir (agnosticisme). C’est pourquoi la République l’ ‘‘assure’’ (ce qui implique des interventions positives, notamment éducatives) alors qu’elle ne fait que ‘‘garantir’’ la liberté de culte (ce qui implique une action seulement négative : empêcher d’éventuelles entraves aux cultes).
Notons au passage que la liberté de culte reconnue dans la loi de 1905 va au-delà de la liberté d’opinion de la Déclaration de 1789 (art. 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuse »). Il s’agissait alors de régler la question protestante. Mais 1789 n’est pas laïque au sens de 1905 : les Droits de l’homme et du Citoyen sont proclamés « sous les auspices de l’Être suprême » (sic !) et les cultes ne sont justement pas libres. La liberté de religion est conçue comme un liberté individuelle mais pas encore comme une liberté collective. La loi de 1905 affirme au contraire cette liberté des cultes, elle privatise les Cultes (ils ne sont plus un service public assuré, organisé et contrôlé par l’État) tout en les publicisant : ils rentrent sous le régime général des libertés publiques, individuelles et collectives (au même titre que les libertés syndicales par exemple).
La loi de 1905 est si peu une séparation que l’on n’en finirait pas d’énumérer tout ce que la République reconnaît, salarie, finance ou exonère, directement et indirectement, en matière de culte. Quelques exemples : la République reconnaît le droit de jouissance au curé des églises (devenues biens publics en 1789) et leur affectation gratuite, exclusive et insubstituable ; elle reconnait l’épiscopat comme corps constitué et représentatif de l’Église catholique ; elle reconnaît l’utilité publique de nombreuses associations et fondations religieuses non cultuelles (ce qui rend possible des exemptions fiscales, donc un financement indirect), elle reconnaît la liberté d’enseignement, le secret professionnel du prêtre, etc. Elle finance les ministres des cultes reconnus et les professeurs de religions en Alsace-Moselle ; elle finance les maîtres des établissements scolaires privés sous contrat ; l’indemnité versée aux gardiens des églises ; l’entretien et la restauration des édifices religieux propriétés de l’État, etc.
Exemples des conséquences de la reconnaissance de la religion comme fait social. La République reconnaît l’autorité de l’Évêque sur son diocèse et les prêtres. Un prêtre privé de son sacerdoce par son Évêque ne pourra porter plainte pour licenciement abusif (s’il le fait il sera débouté par le droit républicain laïque). De même, une femme ne pourra porter plainte contre l’Église pour discrimination sexiste parce qu’on lui a refusé l’entrée du séminaire réservé aux hommes.
La République finance le service public des aumôneries dans les hôpitaux, prisons, internats scolaires et aux Armées. Certain laïcistes (ou disons des laïques inconséquent, ignorants ou intolérants) s’en scandalisent sans se rendre compte que cette disposition légale résulte directement de l’article 1 de la loi de 1905 : « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public ». Dire que l’État garantit le libre exercice des cultes signifie juridiquement qu’il a l’obligation d’empêcher toute entrave à cet exercice. Sans les aumôneries, les personnes contraintes de rester longtemps dans des lieux fermés sous responsabilité de la Puissance Publique (Internat Scolaire, Hôpitaux, Prisons) n’auraient pas la possibilité de pratiquer leur culte. C’est donc très logiquement que l’État organise lui-même et financent le cultes dans ces lieux. Il y a ainsi des aumôniers catholiques, juifs et musulmans sur le porte-avion Charles-de-Gaulle, ce qui, notons-le, ne pose aucun problème : ni à l’Armée ni à la République.
Incongruité ? Pas exactement. Rappelons que la laïcité a deux grandes sources.
La source philosophique (les Lumières) définit la laïcité comme émancipation par la raison – c’est très clairement l’inspiration de Buisson lorsqu’il écrit : « quiconque accepte un credo […] renonce à être un libre-penseur pour devenir un croyant, c’est-à-dire un homme qui nous prévient qu’à un moment donné il cessera d’user de sa raison pour se fier à une vérité toute faite qu’il ne lui est pas permis de contrôler ».
La source politique (Michel de l’Hôpital, Montaigne, Etienne de Pasquier) en réaction aux guerres de religion. C’est la laïcité comme pacification par le Droit. Le lien fort qui unit en France philosophie et République explique que la laïcité soit principalement conçue (notamment à l’école) comme « un esprit d’émancipation par la philosophie » à l’égard de la religion et occultée comme principe juridique de pacification religieuse. Et il est impossible à une certaine laïcité philosophique de penser la religion autrement que comme aliénation. D’où la difficulté à admettre que la laïcité soit aussi, historiquement, juridiquement et politiquement, cet ensemble de dispositions organisant la coexistence libre et pacifique des uns et des autres, aussi attentive au respect de leurs droits réciproques.
C. Sens de la distinction privé / Public. Le régime de laïcité créé par la loi de 1905 autorise tout citoyen français à pratiquer le culte de son choix. La France a pu ratifier sans difficulté la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 dont l’article 9 (§1) définit ainsi la liberté de religion : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites ». C’est une bonne exégèse de ce que voulaient les républicains de 1905.
Que peut signifier alors l’idée que la religion relève de la « sphère privée » ? La distinction philosophique entre « sphère privée » et « sphère publique » est inconnue en Droit. En revanche, le Droit distingue :
– ce qui relève de la Puissance publique (de sa compétence) et qui est objet du Droit public (droit constitutionnel, droit administratif, droit, fiscal, droit pénal), ce droit qui réglemente le fonctionnement des pouvoirs publics et des administrations ainsi que leurs rapports avec les particuliers ;
– et ce qui n’en relève pas, c’est-à-dire ressort exclusivement au Droit privé (droit civil, droit social, droit des affaires, droit rural) qui régit les rapports entre particuliers. En philosophique, le partage Droit Public / Droit privé correspond grosso modo à la distinction entre État et Société civile. Dire que la religion relève du « privé » n’a jamais signifié l’interdiction de pratiquer le culte ou de manifester ses convictions religieuses dans « l’espace public » (comme si le culte devait se pratiquer dans sa cuisine ou dans sa cave !). Les lieux de cultes sont édifiés dans l’espace public : églises, synagogues, temples et mosquées. Pourtant, l’édification de nouvelles mosquées déclenche régulièrement des scènes d’hystéries collectives. Oubliant que la liberté de religion implique le droit à pratiquer le culte dans un établissement prévu à cet effet, de se réunir pour prier collectivement, on pousse des cris d’orfraie, on agite les pires clichés racistes ou anti-musulmans. Force est de constater que la laïcité est une valeur loin d’être partagée. Car, de deux choses l’une : soit la liberté de conscience est assurée et le libre exercice des cultes garanti, on se demande alors au nom de quoi on pourrait s’opposer à l’édification d’une mosquée ; soit la refuse parce qu’on est opposé au libre exercice des cultes tel qu’il est défini dans la loi de 1905, c’est-à-dire opposé en réalité à la liberté de culte des français de confession musulmane car on imagine mal ces néo-laïques demander que l’on rase les églises ou les temples.
L’intolérance – devenue quasi épidermique – aux manifestations du religieux constitue ce que Catherine Kintzler appelle la dérive laïciste : le « laïcisme » « consiste à vouloir appliquer à l’ensemble de la société civile le régime de laïcité sans le deuxième principe qui est celui de la liberté d’expression. Ce « laïcisme », bien entendu, peut exister dans un État qui peut prétendre « nettoyer » la société civile de toutes les expressions religieuses mais, la plupart du temps, nous avons affaire à un laïcisme d’opinion. C’est celui de groupes de personnes qui considèrent que la liberté d’expression dans la société civile devrait être contrôlée plus strictement et qui pensent, en particulier, à ses manifestations religieuses ».
5. Laïcité : Droit et Philosophie.
« Il y a la laïcité dans les textes et la laïcité dans les têtes. Quand une personne parle de la laïcité, elle parle de la conception qu’elle peut en avoir à titre personnel. Mais cela ne signifie pas qu’elle ait lu les textes votés par le Parlement. Les gens parlent beaucoup sans savoir.»
A. Les conceptions philosophiques de laïcité sont libres mais ne font pas droit.
La « laïcité dans les textes » ou selon le Droit n’est ni une opinion, ni une philosophie ou un principe, mais celle qui s’impose à tous par l’application de la loi et de la jurisprudence. C’est la laïcité publique (ou institutionnelle si on veut) et la seule qui, en tant que citoyens, peut et doit nous gouverner. La « laïcité dans les têtes » est l’idée ou l’opinion que chacun se fait librement de la laïcité ; cette « laïcité philosophique » est une laïcité privée. L’étude des diverses opinions des Français au sujet de la laïcité est assurément intéressante du point de vue de la psychologie sociale ; elle nous en apprend beaucoup sur les Français et la France aujourd’hui, mais très peu sur la laïcité de l’État. Le souci de l’exactitude commande de distinguer le niveau doxologique (qui comprend aussi les opinions savantes) et le niveau descriptif : la manière dont la société est juridiquement structurée et la réalité des pratiques relatives à la laïcité.
À la différence du droit, factuel, déterminé, précis, la laïcité philosophique est variable et controversée. Il y a plusieurs philosophies de la laïcité qui, chacune, affirme être la seule vraie, la seule juste, cohérente et conséquente. Le Kulturkampf laïque oppose des penseurs comme Baubérot, Ricoeur, Renaut d’un côté, Kintzler, Pena-Ruiz, Debray de l’autre, les idées de ces derniers formant la vulgate consensuelle à gauche et dans le corps enseignant. Bien évidemment les histoires de familles sont compliquées : quand Régis Debray plaide pour l’enseignement du ‘‘fait religieux’’ (sic !) à l’école, Baubérot le soutient, mais Kintzler y voit une manœuvre et crie « Non au cheval de Troie !». Pena-Ruiz n’hésite pas à parler de « transcendance laïque », ce que refuse Kintzler qui théorise la « laïcité » comme « transcendantal » irréductible à une philosophie ou un courant de pensée (ce qui ressemble fortement à une contradiction performative) ; la stratégie discursive de Kintzler permet de soustraire la conception philosophique de la laïcité qu’elle défend (et ce qui en découle pour l’école) à toute critique fondée sur la confrontation des idées entre elles et au réel de l’histoire et du droit (d’où le sentiment étrange que Kintzler parle d’une laïcité littéralement utopique, c’est-à-dire qui ne s’est jamais rencontrée nulle part).
Les francs-tireurs ennuient tout le monde : Etienne Balibar se démarque du « laïcité à la française », interroge la neutralité de la règle laïque qui trie sélectivement les confessions religieuses, tout en plaidant pour un « sécularisme sécularisé », débarrassé des cléricalismes comme des religions civiles implicites (on peut penser ici à R. Debray…). Les philosophies de la laïcité sont passionnantes : la laïcité doit être pensée et le droit lui-même emporte une philosophie (qui le nierait ?). Mais une règle de Droit n’est pas une philosophie, et une philosophie ne fait pas droit. Aussi intéressantes soient-elles, les philosophies de Kintzler, Penã-Ruiz ou Baubérot, ne sont, au regard de la loi, rien de plus que des opinions privées, c’est-à-dire des manières de conceptualiser l’idéal laïque. Comme doctrine, il s’agit de système d’idées et nul n’est obligé de considérer ces constructions intellectuelles comme révélant l’essence ou la vérité de la laïcité. Ces philosophies sont discutables et doivent pouvoir être discutées, au moins si, en laïque, on considère que la liberté de conscience et d’opinion n’est pas un vain mot.
Il convient donc de distinguer les plans. La laïcité comme philosophie est tout à fait respectable et nécessaire : elle nourrit la réflexion et contribue au débat. Mais il n’y a pas lieu d’ériger tel ou tel discours en norme, en dogme, ou en vérité de la laïcité.
B. La laïcité de droit n’exige aucun consensus sur la laïcité comme valeur ou philosophie.
La distinction entre laïcité publique (le droit) et la laïcité privée ( la philosophie) est ce qui assure, juridiquement, la liberté de conscience. Chacun comprend qu’il ne peut, en régime de liberté, y avoir un consensus national sur la laïcité philosophique. Exiger une allégeance intellectuelle est anti-laïque. La force de la laïcité – comme règle de droit – réside dans la création d’un espace public de liberté, ouvert à tous, y compris à ceux qui s’en saisiront pour contester la laïcité et le faire savoir. La République n’a même jamais exigé que ses citoyens approuvent en conscience les lois laïques, et encore moins qu’ils adhèrent à telle ou telle philosophie de la laïcité pourvu qu’ils respectent la loi – même si elle le souhaite et fait tous ses efforts pour éduquer en ce sens.
Comprenons bien ce que cela signifie. Il serait saugrenu que, par exemple, l’État républicain laïque demande à l’archevêque de Paris ou au recteur de la Grande Mosquée, d’approuver et d’adhérer en conscience au « mariage pour tous ». Il serait tout aussi contraire à la liberté des opinions d’exiger d’un croyant son accord philosophique avec l’avortement légal. L’État républicain – parce qu’il est laïque – reconnaît à ses citoyens le droit de penser que la loi de Dieu est au-dessus des lois de la République, que les femmes et les hommes ne sont pas égaux mais ‘‘complémentaires’’, que tous les mécréants iront en enfer et que, d’une manière générale, la République laïque est l’œuvre du diable. Et cette liberté de penser est indissociable de la liberté d’exprimer, de communiquer et d’enseigner ses opinions. On peut donc en tribune publique, au séminaire ou dans une école confessionnelle, expliquer pourquoi Dieu réprouve le divorce et châtiera impitoyablement les homosexuels. Comme le dit Poulat, « de soi, directement, le principe de laïcité ne relativise rien et n’oblige personne à rien relativiser de ce qu’il tient pour l’absolu, mais il pluralise le champ des convictions admises à l’existence légitime et au débat public ». La seule limite est le strict respect de la loi : pas d’appel à la haine, pas d’actions contre les cliniques pratiquant l’avortement, pas d’agressions homophobes, etc.La construction laïque n’a jamais supposé un quelconque consensus sur des « valeurs communes » parce qu’un tel consensus n’a jamais existé. N’importe quel bachelier sait que la France se divise sur à peu près tout depuis 1789, que l’histoire du pays est celle d’une succession de conflits de toute nature. Ce qui n’a pas empêché les pères fondateurs de la IIIème République de mettre en œuvre la laïcité. Leurs motivations étaient consensus politique sur les « valeurs républicaines » : Ferry défend le colonialisme, Clémenceau et Jaurès le condamnent ; Allard et Clémenceau critiquent vertement la loi de 1905 (trop conciliante à leur goût) tandis que Briand et Jaurès la défendent comme un juste et raisonnable équilibre. Les républicains sont aussi en désaccord sur la réforme sociale, le socialisme, le capitalisme, etc. Sur quoi porte alors le consensus ? Il y en a bien un, mais négatif, de type rawlsien : quand la définition du Bien divise définitivement les individus, ceux-ci, pour éviter la guerre, peuvent encore s’accorder sur les règles de Justice qui leur permettront de vivre ensemble. L’accord se fait sur la « séparation » : le maire à la mairie, l’instituteur à l’école, et le curé à l’Église mais sans exclure l’un ou l’autre de l’espace public, qui reste commun. Le curé peut être élu et intervenir au Conseil municipal. L’abbé Pierre entre en soutane au parlement en 1946, sans qu’aucun député ne bronche ! Rappelons enfin que nous devons la constitutionnalisation de la laïcité (en 1946) à l’action commune de deux députés : le démocrate-chrétien Maurice Schumann et le communiste Etienne Fajon. Là encore, pas de consensus sur les « valeurs de la république » : celles du catholique gaulliste ne sont pas celles du communiste stalinien. Leurs motivations respectives sont aujourd’hui oubliées, reste la règle de droit sur laquelle ils sont tombés d’accord. Ou pour le dire autrement : s’il y a eu consensus, il était négatif et portait sur le principe politique et constitutionnel de la laïcité, pas sur sa philosophie. L’absence de consensus exigé sur « les valeurs » est justement ce qui rend possible l’acceptation politique de la laïcité par les divers dignitaires religieux. L’Église n’est jamais revenue sur la condamnation de la laïcité (comment pourrait-elle admettre philosophiquement une liberté de croyance qui ne peut-être que liberté d’errer hors de la « vraie » religion ?). Mais elle a pris acte de son « caractère positif » et considère que la règle du jeu est acceptable. L’acceptation de la laïcité n’exige pas, on le voit, de réforme théologique, juste une certaine souplesse. Il devrait en aller de même pour l’Islam, à ceci près, que de fait, on lui en demande souvent plus. Par exemple, on voudrait qu’émerge un Islam acquis aux valeurs républicaines et laïques : autant vouloir un cercle carré. On affirme que la réforme théologique de l’Islam est la condition de son intégration. C’est confondre de nouveau philosophie et droit. En 1905, les républicains autrement plus conséquents se sont bien gardés de subordonner l’acceptation et le respect de la loi à la réforme théologique de l’Église. Ce genre d’idée a-t-il seulement un sens ? Comment, si on est laïque, peut-on intervenir dans les questions de dogmes (de réforme théologique), voire d’en proposer les versions compatibles avec la République ? Un « catholicisme républicain » serait-il encore « catholique » ? Peut-on sérieusement exiger que les catholiques, les juifs orthodoxes ou les musulmans deviennent gay-friendly puisque le mariage pour tous est désormais loi de la République ? On dit exiger de tous, croyants et non croyants, qu’ils respectent la loi, quant aux croyances…
6. La laïcité autoritaire, identitaire : l’idéologie contre le droit.
Depuis les attentats de janvier 2015, bien des discours sur la laïcité, y compris officiels, en changent la teneur. On passe subrepticement d’une laïcité juridique à une laïcité idéologique. La laïcité devient une doctrine (le plus souvent assez pauvre et passablement confuse) dont il est interdit de discuter les articles. Le moindre questionnement expose à la réprobation haineuse.
La laïcité idéologique promeut une laïcité culturelle et identitaire. Les citoyens sont sommés de s’identifier à système de valeurs disqualifiant le religieux (ou souvent visant seulement l’islam) et entendant bien l’expulser de l’espace public.
Retour sur Charlie-Hebdo et la minute de silence contestée.
Juste après l’attentat contre Charlie Hebdo, nous étions pour la plupart dans un état de sidération, d’incom-préhension, de peine et de juste colère. Dans ce contexte il est normal que l’attitude des jeunes refusant la minute de silence ou déclarant « Je ne suis pas Charlie » ait choqué l’opinion. Pour beaucoup, c’était la provocation de trop et la preuve du « problème », voire de la menace, que représentent les « jeunes de banlieues » et « l’islam ». Mais que des éducateurs ou des enseignants aient été eux-mêmes surpris, désemparés, est plus étonnant, car de telles conduites étaient éminemment prévisibles.
Évitons les malentendus. Personne ne soutient que l’école doit devenir le lieu de la libre expression des idées racistes, antisémites, sexistes ou homophobes, ni des appels à la haine au nom d’une conception dévoyée de cette même liberté. Il s’agit ici des élèves et de ce qui s’est passé dans les classes. En tant que pédagogue nous savons (ou devrions savoir) qu’il ne sert à rien d’être autoritaire avec des adolescents ou des jeunes le plus souvent contestataires, rétifs à l’ordre adulte. Je me souviens qu’adolescent les leçons de morale des adultes m’exaspéraient et je ne sais pas comment j’aurais réagi si on m’avait imposé, de façon autoritaire, une minute de silence à la mémoire du général Audran assassiné par les terroristes d’Action Directe (et si on m’avait demandé en plus de déclarer « Je suis le Général Audran »). C’est en ce sens que je dis qu’il était prévisible que des adolescents – d’emblée suspectés et montrés du doigt – refusent cette injonction, voire s’y opposent par des provocations stupides et des actes de défis.
Mais allons plus loin : était-il scandaleux que certains adolescents osent demander à des adultes : « pourquoi Charlie Hebdo est autorisé et Dieudonné interdit ? » Cela ne méritait-il pas, justement, une vraie explication ? Était-il scandaleux qu’ils disent : « nous ne comprenons pas pourquoi on a le droit de se moquer des musulmans », « de les injurier », etc. Étaient-ils anti-laïques parce qu’ils posaient ces questions ? C’était là encore l’indication d’un travail à mener (ou insuffisamment mené) comprenant l’examen des faits, la compréhension des lois, etc. Mais quelle a été la réponse dans bien des cas des adultes ? « On ne sait pas faire avec ça » et « il n’y a rien à expliquer », « c’est insupportable ». Peu après cette déroute pédagogique, l’école était sommée de « réagir » au travers d’un grand barnum médiatique : la « Grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République »…
La réponse des adultes : moraline, religion laïque et police.
Instruire et éduquer des jeunes implique d’accepter la confrontation, le débat, quitte à entendre – dans un premier temps – des inepties, parfois des horreurs (c’est quand même banal). Au lieu de cela, l’école a répondu à grand roulements de tambour par la « Grande Mobilisation pour les Valeurs Républicaines », l’étouffoir à débat d’une société en crise, par des leçons de morale et l’instauration de la laïcité comme nouvelle religion civile. Quelques exemples. La deuxième des mesures présentées dès le 22 janvier est intitulée « Rétablir l’autorité des maîtres et les rites républicains ». Et comment ? : – par l’apprentissage des « règles de civilité et de politesse… à l’École » (quelle nouveauté !) et la signature obligatoire de « la Charte de la laïcité » expliquée aux élèves et aux parents ; « parla compréhension et la célébration des rites républicains et des symboles de la République» auxquelles s’adjoindra la célébration d’une « Journée de la laïcité » (le 9 décembre) et la « participation active des élèves aux journées ou semaines spécifiques (semaine de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, semaine de l’engagement), commémorations patriotiques ». C’est beau comme du Rabaut Saint-Etienne.
Je n’ai évidemment rien contre tout cela. Mais cela signifie que l’école n’aurait donc rien d’autre à offrir aux élèves qu’un prêchi-prêcha moralisateur et une réponse autoritaire ; car, désormais, au moindre « incident », il faudrait faire un rapport : « Tout comportement mettant en cause les valeurs de la République ou l’autorité du maître fera l’objet d’un signalement systématique au directeur d’école ou au chef d’établissement (…) Aucun incident ne sera laissé sans suite. » Refuser de faire une minute de silence est précisément un comportement mettant en cause « les valeurs de la République ». Qui faut-il appeler ? Le pédagogue, non ! La Police. On plaint les proviseurs, les enseignants et les élèves. Une telle injonction est ridicule parce qu’elle est tout bonnement inapplicable (« M’sieur, je vous kiffe pas », « Eh, c’est débile ce que vous dites »… mise en cause de l’autorité ? Signalement, administration, police ?). Oubliant ce qu’est l’école, un enfant, un adolescent, on a signalé et accepté sans sourciller que des enfants de 8 ans et de 10 ans, pour des comportements de ce genre, soient directement remis à la police ou à la gendarmerie. Personne ne conteste la nécessité de signaler un enfant se déclarant d’accord avec les assassins de Charlie ! Mais la question est : à qui le signaler ? A qui le confier ? Jusqu’ici, le mineur estimé « en risque » ou « en danger » était pris en charge d’abord et en premier lieu par les services sociaux, par les médecins (y compris psychologues) ou le juge des enfants. Désormais l’école appelle directement la police ou la gendarmerie.
« Je suis Charlie » : est-il laïque d’exiger de chacun une profession de foi ?
Depuis janvier 2015, chacun est donc sommé, d’être dans la communion fusionnelle autour « des valeurs de la République » (sans mesurer les effets contreproductifs de ce type d’injonction permanente à l’adresse des jeunes).
Est-il encore permis de réfléchir à ce qu’on demande exactement lorsqu’on exige de quelqu’un (mineur ou adulte) qu’il déclare « je suis Charlie » ? Cette expression n’a pas l’univocité qu’on lui prête. Il y a un sens sur lequel l’accord peut se faire sans trop de difficulté – à condition de prendre le temps de discuter, d’affronter les malentendus et d’expliquer – à savoir quelque chose comme : « nous signifions par là notre refus absolu que l’on puisse tuer qui que ce soit pour l’unique raison qu’il tient des propos déplaisants, voire blessants » ; ou encore, « je signifie ainsi que je comprends et m’associe à la peine de tous ceux qui perdent des proches dans des conditions aussi épouvantables : attentats et guerres ». Bref, Il était possible d’universaliser « Charlie », de rendre son sens partageable. Là, où la démarche a été expliquée, il n’y a pas eu d’incidents. Mais ce qui a prévalu, avec le battage médiatique et l’émotion, était tout autre chose. On demandait à des jeunes (et on sait qui était visé !) qu’ils déclarent un « Je suis Charlie » signifiant « je partage en conscience le système de valeurs qui autorisent le blasphème », ou encore : « je suis solidaire des idées de l’équipe de Charlie pour qui la religion n’est que fanatisme et obscurantisme », « je suis solidaire en conscience avec les caricatures » (leur contenu) et tout cela au nom de la laïcité et de la liberté d’expression, ainsi que d’un tout nouveau et ubuesque droit : « le droit au blasphème ».
Comment, dans un régime laïque respectueux de la liberté de conscience et d’opinion, peut-on demander aux citoyens de s’identifier à un système particulier de valeurs et de normes, celui que portait Charlie Hebdo ? On peut comprendre que le Pape, tout en condamnant les attentats, refuse de dire « Je suis Charlie » ; mais on serait en droit de lui demander compte du sens exact de sa déclaration extrêmement suspecte : « si un grand ami parle mal de ma mère, il peut s’attendre à un coup de poing, et c’est normal [sic !] » ). N’est-ce pas beaucoup plus grave ?
Conclusion : encore un effort pour être laïque.
La laïcité publique court aujourd’hui le risque d’une double défiguration.
La défiguration antireligieuse. Pour beaucoup de laïques déculturés, le problème est désormais le religieux lui-même (et particulièrement l’islam). Comme l’observe Olivier Roy, la religion ne faisant plus partie de l’horizon, le religieux et ses résurgences apparaissent comme incongrus, leur étrangeté dérange, inquiète jusqu’à se transformer en « phobie du religieux ». En 1905, l’enjeu était politique : conflit de pouvoir entre l’Église et la République. Aujourd’hui, c’est la manifestation sociale du religieux, sa visibilité dans l’espace public, qui indispose. Le phénomène ne se réduit pas à l’islam, la vue d’un Loubavitch indispose autant que celle d’une femme voilée. Lorsque qu’une déléguée du Front de gauche exige du rabbin de Toulouse qu’il retire sa kippa pour voter, ce n’est pas par antisémitisme mais par un sectarisme doublé d’une ignorance consternante de la laïcité.
La défiguration idéologique. La néo-laïcité de 2015 prend aussi la forme d’une religion civile. Vincent Peillon, dans un ouvrage significativement intitulé, Une religion pour la République : la foi laïque de Ferdinand Buisson (Seuil, 2010) en théorisait déjà la doctrine : « La laïcité est un principe de tolérance, certes, mais plus encore de philosophie positive (…), c’est une religion (…) la religion de toutes les religions, de toutes les confessions, la religion universelle » (personnellement je ne me reconnais aucunement dans ce genre de credo, très contestable philosophiquement). En avril 2015, Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire national de la Laïcité (et ordinairement plus exact), concluait une intervention publique en expliquant qu’il fallait former une « religion laïque commune » pour tous les citoyens. Henri Penã-Ruiz parle de « transcendance laïque ». L’essayiste Daniel Béresniak explique que l’École laïque est un « lieu sacré » où « chacun reçoit la révélation des questions ». Finkielkraut déclare que « l’école est un temple » et que « la laïcité (..) est la dernière religion ». Abdenour Bidar, ex-chargé de mission sur la laïcité pour l’Éducation Nationale, plaide pour une mystérieuse « laïcité existentielle » : « l’être laïque » étant celui « qui est capable de se diriger de façon autonome ou souveraine par l’exercice de la lumière naturelle/surnaturelle de l’intellect supérieur » [ ?!?]. La « Grande Mobilisation pour les Valeurs de la République » dans l’École et la Société signe étrangement la victoire de Rabaut Saint-Etienne sur Condorcet.
Serge Cospérec
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